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L’informatique à l’école ou la numérisation des consciences

dimanche 15 mars 2015, par oleg

Madame Vallaud-Belkacem l’avait annoncé dès sa prise de fonction, le développement du numérique à l’école serait une priorité de son mandat. Ainsi, pour la rentrée scolaire 2014-2015, l’Education nationale annonçait que, « pour éviter de creuser la fracture sociale », le ministère se dotait « d’une stratégie ambitieuse visant à faire du numérique un facteur de réduction des inégalités ». [1] Forte de ce principe, la rue de Grenelle a conçu un véritable plan qui s’est décliné comme suit : le « très haut débit pour tous » fut promis à la rentrée 2014, une « concertation » nationale a été enclenchée le 20 janvier 2015 et s’est achevée le 9 mars, une « conférence nationale » aura lieu en avril 2015 et le « plan numérique » sera mis en œuvre à la rentrée 2016. [2] On le voit donc, c’est une démarche de grande envergure qui est entreprise par le Ministère. Quelle est alors l’origine de ce projet, qui en sont les concepteurs, quel impact est-il destiné à avoir sur le monde de l’école ?

Un projet d’enseignement conçu sans les enseignants
Pour orienter les décisions à venir, un rapport a été conçu par le Conseil National du Numérique, intitulé Jules Ferry 3. 0 [3]. Recommandé par le Ministère, cet opus fut rédigé par 13 personnes, scientifiques, philosophes ou cadres de haut niveau. Au cœur de cet aréopage, on ne compte que deux enseignants, exerçant dans un cadre universitaire. Confirmation de cette mise à l’écart, la question même de la participation enseignante n’est que peu évoquée par le rapport. Ainsi, parmi les quarante propositions esquissées, il faut attendre la « recommandation 27 » pour que soit émise l’idée de « mettre en place des programmes de recherche-action transdisciplinaire ». Fruit de cette négligence, les dernières recommandations imposent d’ « accepter les nouvelles industries de la formation » dans le but d’ « organiser et encadrer l’industrie française des data de l’éducation ». Véritable informatisation de l’instruction, le plan numérique envisagé par le gouvernement se traduit par une évacuation du personnel enseignant.

La poursuite d’une chimère égalitaire
La question de l’enseignement étant seconde, c’est un autre objectif que celui de la transmission des connaissances qui semble alors en vue. Comme le signale le sous-titre du rapport, il s’agit, pour les concepteurs de ce dernier, de « bâtir une école créative et juste dans un monde numérique ». Justifiant cet idéal égalitaire, le texte multiplie les raccourcis où les poncifs se mêlent aux sophismes. Ainsi, assure la page 15 du document, « quand l’ascenseur social ne fonctionne plus, l’ascenseur numérique peut prendre le relais ». De même, peut-on lire plus loin, la « société numérique » étant une « société en réseau, moins hiérarchisée, plus horizontale », les élèves, imprégnés de cette culture, « seront plus à l’aise, plus responsables et auront davantage confiance en eux ». Par un singulier transfert de compétences, on demande à l’informatique de réaliser ce que ni l’école ni l’Etat n’ont pu effectuer jusque là : édifier un monde sans heurt, sans différence et sans écart. Simple technique au service de la connaissance, le numérique devient ici l’instrument d’une rédemption sociale.

De l’enseignement du numérique à la numérisation de l’enseignement
L’ampleur d’une telle ambition appelle alors à modifier les contours mêmes de l’enseignement. Explicitement affiché, le but est d’appliquer la structure du numérique au monde de l’école. Voulant « redessiner le tissu éducatif », le rapport entend vouloir « transformer la vie à l’école » pour initier les jeunes à une sociabilité du réseau et de l’interface. Dès lors, c’est une pédagogie de l’illimitation qui se met en place et redéfinit l’espace scolaire. On demande alors, pour « vivre l’école en réseau », d’ « ouvrir dans les villes des espaces de travail connectés pour les professeurs ». On envisage aussi de « passer de l’espace numérique de travail réservé au travail scolaire à un espace numérique d’échange plaçant les élèves au cœur d’un écosystème ». Il est même question de créer un « espace communautaire d’expérience, d’animation citoyenne pour parler d’éducation, de rendez-vous avec les parents et d’organisation d’événements. » Délirantes et prolifiques, ces propositions transforment le territoire scolaire en un champ virtuel où les professeurs se font prestataires de logiciels et les élèves consommateurs d’écran. En cette invasion à peine dissimulée, l’école devient l’enjeu d’une conquête que met en œuvre une sorte de colonialisme numérique.

Rappel de quelques évidences
Technocrates et experts semblent avoir oublié en leur rapport quelques évidences qu’il semble bon de rappeler ici. Comme simple technique, l’informatique n’est qu’un moyen, qui peut certes perfectionner un processus mais non pas le transformer. En outre, placer l’ordinateur au coeur de l’espace éducatif est dénaturer la relation enseignante autant que leurrer les élèves. Un réseau ne remplacera jamais une relation. L’accès illimité à l’information ne garantit pas la juste acquisition de connaissances. L’interactivité, que permet la stimulation informatique, n’est pas le gage certain d’une activité durable. Voir le monde par le prisme d’un écran ne saurait ouvrir à la réalité de ce dernier. Bien au contraire, l’école ferait mieux, en son ambition numérique, de regarder du côté des neurosciences pour évaluer les risques que court une génération qu’on embarque dans le tout informatique. De récentes études ont montré comme la consultation des écrans stimule le cortex préfrontal, siège des émotions premières, au détriment des parties plus antérieures du cerveau, lesquelles sont sollicitées pour mûrir une décision. [4] De la même manière, on sait que le fréquent usage de l’ordinateur empêche les jeunes de s’endormir : un individu ayant quatre appareils numériques a statistiquement trois fois plus de risques de dormir moins de cinq heures par nuit. [5] Il est fort à parier alors que, gavant ses élèves d’écrans et de logiciels, l’école de demain ne parvienne qu’à fabriquer des individus pulsionnels et noctambules. On ne guérit pas d’effets indésirables en reproduisant à l’identique les causes qui les engendrent. Prétendument novatrice et adaptée, cette édification d’une école sauvée par le numérique ne semble donc ni réaliste ni efficace.

Et ce messianisme cybernétique montre à quel degré l’institution scolaire se trouve abaissée désormais. N’ayant plus rien à dire au monde, l’école française, jadis réservoir de tant propositions et de nouveautés, ne peut que s’y conformer. Incapable d’emplir le bel espace d’un tableau vierge, le maître se réfugie derrière les attractions faciles d’un écran multicolore. Originellement pourtant, l’école est ce lieu qui, séparé du monde pour le temps de l’apprentissage, permet de comprendre ce dernier et de le transformer par le fait d’idées neuves. Vouloir numériser l’enseignement, c’est aligner celui-ci sur des normes préétablies, ôter le sel de l’aventure éducative. Ce n’est pas une technique qui sauvera un édifice en crise mais la redécouverte de ce qui présida à sa construction. L’école ne fut pas fondée pour faire entrer les enfants de plain pied dans le monde de l’illimité et du provisoire. Au contraire, Jules Ferry rappelle qu’elle fut faite pour enseigner, « en un temps où tant de passions et d’utopies font appel aux vains rêves », « cette idée qu’il y a, dans les choses humaines, des réalités plus fortes que les volontés humaines, des nécessités qui tiennent à la nature même des choses. »[6] Découverte de ce qui est, apprentissage de ce qui demeure, l’estrade permet d’envisager ce qui change. Remplacer celle-ci par les séductions d’une technique multiforme, c’est condamner une jeunesse à subir les avanies du monde plutôt qu’à pouvoir les saisir. Un ordinateur, si puissant soit-il, ne saurait faire office de conscience.

Notes et références :
[1]http://www.education.gouv.fr/cid81791/rentree-scolaire-2014-2015.html#Le_num%C3%A9rique%20:%20lutter%20contre%20les%20in%C3%A9galit%C3%A9s%20et%20am%C3%A9liorer%20les%20apprentissages
[2] http://www.gouvernement.fr/action/l-ecole-numerique
[3 http://www.cnnumerique.fr/wp-content/uploads/2014/10/Rapport_CNNum_Education_oct14.pdf
[4]Cette analyse, empruntée à Olivier Houdé, est consultable au lien qui suit : http://www.sciencesetavenir.fr/sante/20150212.OBS2324/generation-z-le-cerveau-des-enfants-du-numerique.html
[5] Ce chiffre vient d’une enquête norvégienne, que l’on peut trouver au lien suivant : http://www.sciencesetavenir.fr/sante/20150203.OBS1553/dans-quelle-mesure-les-ecrans-nuisent-ils-au-sommeil-des-ados.html
[6] Discours de Jules Ferry à la Sorbonne, prononcé lors de la séance d’ouverture des cours de formation des professeurs, le 20 novembre 1892.

1 Message

  • En complément, on peut signaler une conférence donnée par Stanislas Dehaene au Collège de France (https://www.youtube.com/watch?v=4NYAuRjvMNQ) sur les mécanismes d’apprentissage.
    Lors d’une émission diffusée sur LCP le 14/02/2015 en soirée, SD rappelait, en opposition à d’autres personnes très satisfaites des "tablettes numériques" en classe, l’importance par exemple du geste d’écriture, accompagné de l’explication sur les codes de compréhension (les 26 lettres de l’alphabet), dans l’apprentissage de la lecture.
    Un autre effet essentiel est qu’une concentration sur une tâche empêche d’en traiter une autre en parallèle ; application : la concentration sur la manipulation des tablettes et écrans, sur les images et les gestes à effectuer, empêche l’apprentissage que ces tablettes "miraculeuses" sont censées améliorer. Ces outils font très plaisir aux enseignants, directeurs et politiques (gratifiant pour l’égo, ludique, maitrise d’une population) mais les enfants sont de ce fait écartés de l’accès au savoir. Il est très significatif que l’émission de LCP n’ait donné aucune comparaison des acquis par ces méthodes numériques "modernes", et par des méthodes classiques (Steiner et autres).
    Pour éviter de visionner toute la conférence (un peu plus d’une demi-heure), nous pouvons attirer l’attention des lecteurs sur les passages de la 24ème minute (double stimulus), la 28ème (rendre l’apprentissage difficile a un effet positif) et la 36ème (la méthode globale relève d’une erreur scientifique).

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