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Ordinateurs ou professeurs ?

dimanche 9 avril 2017, par oleg

En mai 2015, le Ministère de l’Éducation nationale lançait un plan numérique pour l’éducation. Ayant une portée de cinq ans, le projet nécessitait 3 milliards d’euros pour la mise en œuvre de ses trois premières années. Au point de départ se trouvait un texte, conçu par le Conseil National du Numérique et intitulé Jules Ferry 3. 0. Rédigé en octobre 2014, l’opus se donnait pour but de « bâtir une école créative et juste ». S’appuyant sur cet idéal, une telle ambition appelait à modifier les contours de l’enseignement. Voulant « redessiner le tissu éducatif », le rapport entendait « transformer la vie à l’école » pour initier les jeunes à une sociabilité du réseau. Prolifiques, ces propositions transformaient le territoire scolaire en champ virtuel où les professeurs se faisaient prestataires de logiciels et les élèves consommateurs d’écran. En ces chevauchements intrusifs, l’école devenait l’enjeu d’une conquête que mettait en œuvre une forme de colonialisme numérique.

Conséquence de cette emprise, les marchands se pressaient aux portes de la rue de Grenelle. Réduite à une simple technique, la transmission des savoirs devint objet de marché. En témoignait l’accord qui fut signé, en novembre 2015, entre Microsoft et l’Éducation nationale. Au terme de ce dernier, la firme américaine s’arrogeait l’exclusivité de l’exploitation du projet numérique. Le problème était que, pour arriver à ce partenariat, les autorités de la rue de Grenelle ne procédèrent pas à un véritable appel d’offres. Fut en outre balayée la possibilité d’offrir aux écoles des logiciels pédagogiques d’éducation, conçus bénévolement par des professeurs. Pire encore, Microsoft, en sa grande libéralité, s’occupait de tous les frais et apportait 13 millions d’euros pour introduire sa technologie dans les écoles. Douteuse quant à sa procédure, cette combinaison posait quelques interrogations sur l’impartialité de l’État. Preuve de cette suspicion, un collectif d’associations déposa un recours au Tribunal de Grande Instance de Paris. Celui-ci ayant été rejeté, le même collectif saisit maintenant la CNIL pour que celle-ci s’engage à examiner la protection de données qui seront, par le fait de la connexion des élèves, ouvertes au tout venant.

Ces écarts, idéologiques ou marchands, sont le symptôme d’une école désemparée qui se rabat sur les mirages de la technique quand il s’agirait de reconsidérer la valeur de sa mission. Fruit de cette errance, l’instance scolaire, qui s’appuie sur des leviers extérieurs, expose l’enfant aux tourments du monde. De récentes études ont pourtant montré que la consultation des écrans stimule le cortex préfrontal, siège des émotions premières, au détriment des parties plus antérieures du cerveau, lesquelles sont sollicitées pour mûrir une décision. De la même manière, on sait que le fréquent usage de l’ordinateur empêche les jeunes de s’endormir : un individu ayant quatre appareils numériques a statistiquement trois fois plus de risques que les autres de dormir moins de cinq heures par nuit. On peut parier alors que, gavant ses élèves d’écrans et de logiciels, l’école de demain ne parvienne qu’à fabriquer des individus pulsionnels et noctambules. On ne guérit pas d’effets indésirables en reproduisant à l’identique les causes qui les ont engendrés. Prétendument novatrice et adaptée, cette rédemption de l’école par le numérique n’est ni réaliste ni prudente.

Il n’est pas question ici de faire du présent table rase. L’informatique est un fait technique, social et culturel auquel il convient de préparer nos enfants. Mais c’est en en faisant une matière à part entière, et non un artefact transverse, que l’école y pourvoira. Plutôt qu’une structure globalisante doublant l’architecture scolaire, le numérique devrait être une discipline pensée en ses savoirs, sa progression et ses applications. C’est lorsqu’il deviendra un objet d’apprentissage, d’exercice et d’évaluation que l’outil informatique pourra être envisagé par les élèves avec distance et maturité.

Alors, plutôt que de remplacer des professeurs par des ordinateurs, peut-être serait-il plus opportun de former et de faire former des professeurs d’ordinateurs. La communauté éducative, l’ensemble des familles, les élèves eux-mêmes, gagneraient à l’objectivation d’une pratique qui s’immisce dans l’école, sans recul ni contrôle. Et si l’on impute pour ce faire le manque d’argent, que l’on commence par affecter à cette dépense les 3 milliards d’euros évoqués au début de cette étude. Colossale, cette somme dédiée à l’acquisition d’un matériel coûteux autant que voué à la désuétude serait mieux employée à la constitution d’un corps adaptable, vivant et durable, celui des professeurs même. A la globalisation d’un enseignement dûment paramétré, opposons la liberté d’une école habitée par des maîtres. Associons les personnes aux machines plutôt que de substituer celles-là à celles-ci. Bornons l’illimité de la technique par le cercle intelligible et partagé de la culture.

1 Message

  • Une idée étrange s’est progressivement imposée : et si ce "numérique" était simplement la réponse anticipée à la disparition des professeurs - ou leur raréfaction au profit de ceux qui disposent du pouvoir ?
    Parano ? J’espère bien !
    Mais j’observe la difficulté croissante à recruter des enseignants ; de qualité ou pas n’est déjà plus la question dans certaines matières. Les projets concernant les "39h sur place", mis en place discrètement sans le dire au vu de la multiplication des ’trous’ dans les emplois du temps, provoquent des difficultés pour les jeunes mamans. Si cette utopie se concrétise, elles et d’autres vont automatiquement passer à temps partiel - et changeront de métier dans le pire des cas.
    Comment peut survivre une entreprise qui perd brutalement entre 10 et 20% (estimation optimiste) de son personnel ? Sachant qu’elle est soumise à des contraintes, en terme d’obligation de service rendu, qu’elle s’est elle-même imposée ?

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